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Évolution, Darwin d’accord mais encore... avec Régis MEYRAN (6)

Rendez-vous Culture en partage d’Universcience, du 20 mars 2015, dans le cadre de l’exposition Darwin, présentée à la Cité des sciences et de l’industrie, du 15 décembre 2015 au 31 juillet 2016

Deuxième session : Évolution, Darwin d’accord mais encore...

Programme du jour conçu et animé par : Taos AIT SI SLIMANE, Thierry HOQUET, Guillaume LECOINTRE

 (1) Comment définit-on l’évolution ?, avec Guillaume LECOINTRE, Professeur du MNHN, Directeur du département Systématique & Évolution, Chef d’équipe à l’Institut de Systématique, Évolution, Biodiversité

 (2) Darwin ou Lamarck : un problème français ?, avec Laurent LOISON, historien de la biologie, post-doctorant à l’université de Strasbourg

 (3) La compréhension de l’origine des espèces dans le grand public : raisonnements ordinaires, malentendus et indifférence, enquêtes en France et au Maroc., avec Dominique GUILLO, Directeur de recherche au CNRS (laboratoires : GEMASS (CNRS-Paris IV) et CRESC (UM6P) Rabat, responsable du programme ANR LICORNES, consacré au thème nature et culture

 (4) Quoi de neuf dans le domaine ?, avec Sarah SAMADI, Professeure du MNHN

 (5) Darwinisme, sciences humaines – quelques enjeux nouveaux, avec Philippe HUNEMAN, Directeur de recherche, Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques, CNRS/ Université Paris I Sorbonne

 (6) L’éclairage mésestimé du darwinisme sur les singularités humaines, avec Régis MEYRAN, anthropologue (HDR), Université Nice Sophia Antipolis.

Discutants et animateurs de la journée : Thierry HOQUET, Professeur des Universités, Membre de l’Institut Universitaire de France, et Olivier BROSSEAU, docteur en biologie, coauteur du livre Enquête sur les créationnismes (Belin)

Et l’homme dans tout ça ? L’éclairage mésestimé du darwinisme sur les singularités humaines

Avec Régis Meyran, anthropologue (HDR), Université Nice Sophia Antipolis

Je vais prendre le contre-pied de l’intervenant précédent. Cela nous permet de débattre et de vous présenter des points de vue contradictoires.

Très rapidement, l’exemple de la sélection par les gens de savoir s’ils préfèrent Lady Gaga ou le dodécaphonisme et pourquoi des millions de personnes téléchargent Lady Gaga et beaucoup moins écoutent du dodécaphonisme peut s’expliquer par des mécanismes purement sociologiques.

Des théories, comme celle de Pierre BOURDIEU, affirment qu’un capital social permet à un individu de se distinguer (théorie de la distinction sociale), qui va l’amener à mettre en avant telle ou telle connaissance pour avoir du prestige, etc. Nous pouvons donc justifier les coûts de Lady Gaga ou du dodécaphonisme d’une manière totalement indépendante du mécanisme darwinien. Voilà une chose que pourraient dire les sociologues.

Pourquoi ai-je commencé par cet exemple ? Nous avons ici un problème central extrêmement compliqué, auquel je n’ai pas du tout la prétention d’apporter des réponses aujourd’hui. Il relève de l’articulation entre les sciences de l’homme et de la société et les sciences naturelles, parce que, depuis Darwin – je développerai plus précisément tout à l’heure – et aujourd’hui, nous vivons dans une complète schizophrénie. D’un côté, il y a les tenants de la nature et de l’autre ceux de la culture. Il y a une disjonction permanente entre l’innée et l’acquis, la nature de la culture. Tout l’enjeu aujourd’hui est de parvenir à combler cette disjonction et à penser une interaction. Ces questions se retrouvent y compris à l’intérieur de l’anthropologie sociale et culturelle (qui est ma discipline). Je ne suis pas biologiste. Je suis anthropologue.

Je voudrais centrer mon propos sur le fait qu’à l’intérieur de l’anthropologie, nous assistons à une opposition très forte entre le réductionnisme biologiste, c’est-à-dire une anthropologie naturaliste et une courant anthropologique expliquant tous les comportements humains par la culture, et rejetant parfois même les facultés naturelles et universelles communes à tous les humains pour enfermer chaque groupe dans sa seule logique culturelle. C’est ce qu’on nomme du culturalisme.

Pour présenter cela très rapidement du point de vue de l’histoire des idées, c’est après Claude LEVI-STRAUSS, qui a cherché à articuler, dans une vision philosophique de l’opposition entre la nature et la culture, les caractéristiques de l’esprit humain avec les spécificités des cultures humaines. À sa suite, deux courants importants se sont constitués :
  le courant représenté par Philippe DESCOLA au Collège de France, qui est dans ce que nous pourrions qualifier de relativisme ontologique. D’une certaine manière, il est dans une vision très culturaliste. Il s’intéresse aux spécificités culturelles sans se poser la question de la nature humaine, et le risque est alors d’enfermer chaque culture dans des modes d’existence et une vision du monde particuliers, ce qu’il nomme des « ontologies ».
  D’un autre côté, Dan Sperber s’inscrit dans une anthropologie cognitive et naturaliste, explicitement revendiquée naturaliste.

Je voudrais suggérer qu’en dépit de ces deux héritages et de ces deux traditions opposées, même si elles ont parfois aussi des rapprochements, l’anthropologie aurait tout intérêt, pour exposer les faits culturels, à viser une voie médiane entre naturalisme et culturalisme. Pour cela, nous pouvons nous fonder sur les intuitions de Darwin en matière de civilisation, des intuitions prolongées aujourd’hui par la théorie des unités de niveaux d’intégration de Faustino Cordon, dont je dirai quelques mots tout à l’heure.

Je pense qu’en lisant correctement Darwin et en s’inspirant de cette voie médiane, il est possible de lutter contre un retour très fort d’idéologies à prétention naturalistes, en particulier dans le domaine de la psychologie évolutionniste, qui me semble extrêmement floue, problématique et qui, à mon sens, n’est pas une véritable discipline constituée. Certaines idées sont également problématiques dans l’écologie comportementale et dans certains secteurs des neurosciences, notamment les neurosciences sociales, où on voit parfois traîner des éléments idéologiques. Je ne veux pas diaboliser ces domaines, mais attirer votre attention sur les écueils idéologiques potentiels qu’ils représentent.

Pourquoi s’inspirer de Darwin ? À ma connaissance, Patrick TORT est le premier qui, en 1983, a relu et réinterprété La filiation de l’homme, en mettant en avant l’effet réversif de l’évolution. Effectivement, à la lecture de La filiation de l’homme, on ne peut qu’être convaincu par l’interprétation qu’en a TORT. La sélection naturelle contribue à fabriquer la culture humaine, mais cette dernière, au fur et à mesure de son développement, a pu bloquer les mécanismes de sélection naturelle. Par exemple, les lois sociales ou les lois venant en aide aux démunis ont permis à une partie de l’humanité de survivre. Il existe des institutions, qui peuvent bloquer les mécanismes de sélection naturelle.

Je me rends compte que je n’aurai pas le temps de tout aborder. J’ai prévu une intervention trop dense. Pourquoi cette idée « d’effet réversible de l’évolution » - terme que n’utilise pas Darwin, mais Patrick TORT - ? Le livre de Darwin sur l’Homme est paru en 1871, soit après Spencer et Galton, c’est-à-dire le darwinisme social (Spencer) et l’eugénisme (Galton). Concernant l’eugénisme, Galton a des interprétations politiques différentes de celles de Darwin, mais il se fonde sur la même idée. Pour Galton, la culture bloque la sélection naturelle. À ses yeux, c’est un problème qui induit un nombre important de dégénérés dans nos sociétés. Il faudrait donc empêcher les lois sociales. Sa conclusion politique n’est pas la même que celle de Darwin. Le darwinisme social, quant à lui, fait une interprétation abusive des formules de Darwin « Struggle for life » et « survival of the fittest », et présente la société comme un monde impitoyable soumis à la loi du plus fort – ce qui constitue pour le moins un point de vue moral extrêmement partial de la vie en société, qui a permis à certains de justifier l’existence de la guerre ou du racisme. En France, Clémence ROYER, la traductrice de Darwin, a contribué, par sa préface, à généraliser le darwinisme social et de ce fait, à produire une mauvaise lecture de Darwin.

J’en viens à ce qui se passe aujourd’hui, avec notamment Dan Sperber et la théorie naturaliste de l’anthropologie cognitive. Sperber définit la culture comme un ensemble de représentations mentales, partagé par un même groupe venu progressivement, dans l’histoire de l’humanité, parasiter des modules de pensée innés. C’est la théorie modulariste évoquée tout à l’heure par le précédent intervenant. Ces modules étaient, à l’origine, censés répondre à des fonctions biologiques de base, comme prendre la fuite devant un danger.

Pour Sperber, notre façon de penser les faits culturels possède des fondements cognitifs innés. Il explique cette vision dans La contagion des idées, où il esquisse un schéma d’organisation du cerveau en modules, s’inspirant des thèses de Jerry Fodor. Il distingue notamment des modules perceptuels, qui traiteraient uniquement les informations, provenant des sens, des modules en amont, qui seraient les modules conceptuels, organisés en réseau, qui reçoivent et traitent les informations issues des modules perceptuels.

Je voudrais résumer la thèse de Sperber avec un exemple. D’où vient l’image, la représentation mentale que je peux avoir d’une licorne ? L’anthropologie cognitive considère que la nature a doté les êtres humains de modules spécialisés. Parmi ceux-ci, nous disposerions d’un module : la biologie naïve. C’est-à-dire que nous aurions une conception naïve de la caractérisation de la vie en différentes espèces. Nous pouvons considérer que le domaine propre de ce module aurait concerné autant les plantes locales que les animaux, avec qui les individus avaient à interagir. En revanche, selon Sperber, la communication avec d’autres personnes a permis d’étendre le domaine effectif de ce module, au-delà du domaine propre. Cela signifie que ce module peut même aider l’esprit humain à construire des représentations, qui concernent des espèces avec lesquelles l’individu ne sera jamais amené à interagir, comme les dragons, les licornes ou des espèces éteintes, comme les dinosaures. Voilà le cas d’un programme mental en partie inné, mais enrichi par l’acquis, sans lequel nous ne pourrions pas nous représenter la division du vivant en différentes espèces.

D’autres anthropologues, comme Pascal Boyer sur la religion, présentent des conceptions de ce type. Boyer fait presque de la religion une sorte de donnée naturelle, puisqu’elle serait là quasiment de façon innée, du moins activable très facilement.

Concernant les relations de parenté – l’anthropologie s’intéresse beaucoup à la façon dont les familles sont conçues dans les différentes sociétés –, Sperber et Maurice Bloch, un autre cognitiviste a considéré que les concepts autour de la parenté ont un noyau de signification subconscient et non négligeable, qui s’intègre aux différentes représentations créées par le processus historique. Ils considèrent qu’il existerait aussi une sorte de sociologie naïve, c’est-à-dire des sortes de réseaux précâblés dans le cerveau, permettant de penser à l’avance, avant même de les observer, les faits sociaux.

Tout cela est très critiqué et me semble assez critiquable, car il n’y a pas d’un côté la nature et le cerveau et de l’autre la culture et l’histoire. L’inné et l’acquis ne sont pas si distincts. On a pu parler, dans les années 80, d’une coévolution nature-culture, mais cela ne me semble pas adapté, dans la mesure où la culture n’évolue pas comme les êtres vivants. Comme Dominique Guillo le rappelait, nous pouvons parler d’évolution de la culture éventuellement par analogie. Toutefois, cette vision me paraît assez problématique. Tout dépend en quels termes c’est discuté.

Il me semble qu’il convient davantage de s’intéresser à l’idée de l’effet réversible de l’évolution, qui serait que la culture est une création de l’évolution, qui a émergé pour ensuite s’opposer à la loi naturelle. Il convient donc de réussir à mieux articuler ces 2 éléments. De ce point de vue, il m’a paru intéressant de lire Faustino Cordon et l’ouvrage que Cunchillos a consacré à l’œuvre de Cordon, postfacé par Guillaume. Chez Faustino Cordon, l’activité assommative des unités somatiques des individus produisent, sous l’effet de l’évolution ce qu’il appelle un champ de forces, qui serait d’une nature différente. Le tout serait différent de l’ensemble des parties à différents niveaux. Le champ de force constitué par l’activité associative des unités créerait l’unité de niveau immédiatement supérieur. Ainsi, de façon évolutive, nous passerions, selon lui, de la molécule au niveau supérieur (la protéine) et ainsi de suite jusqu’à la conscience, voire jusqu’à la culture. À chaque niveau, l’émergence induit des qualités différentes de celles observées dans le niveau inférieur. Nous pourrions en conclure que cela prolonge les intuitions de Darwin, en termes d’émergence de la culture.

Il me reste très peu de temps. Je vais donc passer encore beaucoup d’éléments. Je prendrai seulement quelques exemples pour souligner qu’il me semble essentiel de parvenir à dépasser l’opposition de la nature à la culture, d’articuler plus finement la constitution des faits culturels avec les bases biologiques de la vie et pas seulement chez les humains, même s’il y a des spécificités humaines très fortes. Sans cela, nous risquons de tomber dans des écueils idéologiques très dangereux, qui pourraient justifier toutes les inégalités sociales, que vous voudrez, la justification de la guerre, du racisme, du sexisme. Je peux donner quelques exemples, mais la liste est très longue.

Récemment, un sociobiologiste et anthropologiste américain, Napoléon Chagnon, spécialiste de l’Amazonie, a cherché à montrer que chez les Indiens Yanomami, la violence était une donnée adaptative. Ainsi, le guerrier, qui tuait le plus grand nombre d’individus, était sélectionné par l’évolution, se retrouvait chef et avait une plus grande descendance. Cela a été critiqué par absolument tous les anthropologues, qui ont montré qu’il était possible d’expliquer cela par un processus social, expliquant que la guerre était une institution. Je ne peux hélas pas exposer cela ici. Toutefois, il est très discutable de considérer le meurtre comme un avantage adaptatif.

Il y a pire. J’aurais également pu parler de l’auteur de Les Hommes viennent de Mars et les Femmes de Vénus, qui relève de la psychologie évolutionniste la plus sommaire et la plus effrayante en matière de clichés. Par ailleurs, un des chantres de la psychologie évolutionniste canadienne les plus connus, qui a vendu des millions d’exemplaires dans le monde, Steven Pinker a tout de même expliqué que la colère au volant, l’adultère, le mariage, l’altruisme, le faible nombre de femmes ingénieurs en génie mécanique, tout cela serait pour lui des conséquences directes de l’évolution. Le viol serait même une tendance innée chez l’homme. Je prends évidemment très volontairement des exemples extrêmes pour montrer que l’articulation nécessaire entre les faits de nature et les faits de vie doivent être réalisés avec finesse et surtout pas par des biais idéologiques ou en réduisant les faits culturels à une explication de type biologique.

Applaudissements

Thierry HOQUET : Merci beaucoup, Régis Meyran.

J’imagine que la polémique est lancée.

Philippe HUNEMAN : Je considère que la psychologie évolutionniste est un domaine assez vaste. Les premiers à travailler sur la psychologie évolutionniste présentaient des manques de rigueur effrayants en matière de méthodologie. C’étaient de très mauvais biologistes.

Il y a eu cet événement assez amusant, qui s’appelle « l’étude de la femme idéale », où il a été demandé à des personnes quel était pour eux le rapport taille-hanches optimal dans le goût des hommes. Certains ont remarqué que les rapports à la beauté féminine varient culturellement en fonction de l’endroit du monde. Vers le Moyen-Orient, on préférera les femmes plus en chair, etc. Les chercheurs menant cette étude ont rétorqué qu’elle était transculturelle, car ils avaient fait appel à des étudiants de toutes origines, mais tous américains.

Ceci étant dit, ces chercheurs ont fait des progrès. La plupart des personnes, que je connais qui pratiquent la psychologie évolutionniste, intègrent des données culturalistes, etc., et adoptent une démarche assez différente de celle adoptée il y a environ 30 ans.

Concernant l’ouvrage de Thornill sur le viol, je me souviens que ces théories ont été descendues assez vite. Je ne suis pas un grand fan de Pinker non plus, mais je ne pense pas qu’il dise de telles choses.

Régis MEYRAN : Si, il l’a dit. Je pourrais vous retrouver le texte. J’ai choisi également des cas extrêmes, je te l’accorde. Il est également vrai qu’il y a des différences. En tout cas, je soutiens que le gros problème dans l’analyse des faits humains est de dénier l’analyse sociologique et anthropologique au profit d’une psychologie. Cette démarche est malheureusement très classique. La psychologie a des fondements, à mon sens, historiques et épistémologiques assez problématiques, qui ressortent régulièrement, pour la bonne raison que la psychologie s’intéresse à des états mentaux extrêmement complexes tels que les émotions, en les déconnectant bien souvent de leurs contexte de production sociale et culturelle.

De même, dans les neurosciences sociales, il y a une réification des émotions, faisant preuve d’une sorte de simplisme face à la description des émotions, des états mentaux, des interactions sociales, avec une méconnaissance totale de 150 ans de recherches en sociologie et en anthropologie, même si je suis prêt à accorder que c’est valable dans l’autre sens. En sociologie et en anthropologie, il y a en général une méconnaissance totale des travaux en sciences dures et en sciences de la vie. Je voulais surtout souligner ce point.

Philippe HUNEMAN : Je suis d’accord. Je voudrais en revanche souligner que la culture ne s’oppose pas à la sélection. Elle change les pressions de sélection, mais il n’y a aucune raison que la sélection naturelle s’arrête. La véritable question relève du rythme de la sélection naturelle. Mettons que nous ayons changé la culture en 1789, cela n’a absolument aucun effet sur l’évolution, parce que le changement évolutif suppose des changements génétiques, qui sont lents. C’était, à mon sens, l’un des arguments majeurs de Steve Gould contre la psychologie évolutionniste.

D’autres auteurs ont tendance à penser que cette évolution peut être plus complexe mathématiquement, etc. C’est un vrai argument. Les lunettes pour les myopes impliquent que la fitness des myopes augmente.

Régis MERAN : Je me suis peut-être mal exprimé. Je n’ai pas affirmé que cela bloquait complètement la sélection naturelle. Cela peut simplement l’empêcher dans certains cas, invitant à renégocier l’interaction entre deux entités, la nature et la culture, qui ne sont pas une réalité.

Thierry HOQUET : Pour donner au public l’occasion de reprendre la main sur le débat, il faudrait faire redescendre les choses pour les remettre à plat sur ce qui est en train de se jouer dans cette opposition. Nous voyons déjà, sans avoir planifié cela à l’avance avec Taos, que dès que nous abordons l’humain, cela suscite des crispations. Il y a effectivement une interprétation plus naturaliste, biologisante, versus une interprétation laissant plus de place à la sociologie, à l’anthropologie, qui admet que la culture est totalement différente de la nature.

Par ailleurs, l’exposé de Philippe ne présentait pas tout à fait cette opposition. Il avançait aussi l’idée que les mécanismes darwiniens s’appliquent à différents types d’entités, pas seulement à des gènes ou à des individus organiques, mais aussi à des entités culturelles. Il s’agissait d’une tentative pour modéliser des phénomènes culturels et étendre le darwinisme, mais sans impact réel sur la nature humaine. Cela n’implique pas un présupposé affirmant que la nature humaine est entièrement biologique.

Guillaume LECOINTRE : Je reviens sur un terme que tu as utilisé, celui de justification. Il me semble important de préciser un élément, non pour nous situer dans le débat en cours, mais pour considérer ce que le public a en tête en venant voir une exposition sur Darwin. Tu as souligné cette idée dangereuse selon laquelle, si quelque chose s’avère naître par sélection naturelle, alors nous pourrions la « justifier ». Je voulais qu’il ne subsiste pas d’ambiguïté sur le mot justification.

Quelque chose, qui est totalement moralement réprouvable ici et maintenant, peut recevoir une explication naturelle. Pour autant, ce qui se passe dans le champ législatif n’a rien à voir avec ce qui se passe dans le champ explicatif sur les origines. Je me rappelle d’Albert Jacquard qui nous disait qu’il ne fallait pas être raciste, car les sciences ont démontré que les races n’existent pas. Il est possible de retourner la phrase en se demandant : « si les races existent, faut-il être raciste » ? Ce qui est de l’ordre du moralement acceptable dans les sociétés humaines se décide dans l’arène du citoyen et non dans les laboratoires. Inversement, ce qui est vrai ou faux en nature se décide dans les laboratoires et non dans l’arène des citoyens.

Je précisais cela, car le mot justification est arrivé. De plus, les publics ont le réflexe de considérer qu’un fait réel en nature est justifié dans le champ moral et politique. Or dans la nature, on trouve de tout. Il existe des enfants qui mangent leur mère dans la nature.

Régis MEYRAN : Absolument. Merci. J’ajouterai juste un élément. Il ne s’agit pas de justifier et de valider par la morale toute analyse et interprétation de phénomène scientifiques. Par ailleurs, il me semble que nous ne pouvons pas non plus négliger le fait qu’il existe des interactions en permanence entre la science et la sphère civile et politique. C’est-à-dire que la science est toujours soumise à l’idéologie du moment. Il y a donc des interactions.

Auditrice : Vous avez dit qu’entre les sciences de l’homme et les sciences de la nature, il y avait un gros écart à combler pour éviter des écueils dramatiques, en s’appuyant sur le darwinisme. Concrètement, je n’ai pas compris ce que cela signifiait. Comment pourrions-nous combler ces écarts en nous appuyant sur le darwinisme ?

Régis MEYRAN : Je ne sais pas. Le débat est ouvert. Je disais simplement que c’est ce qu’il faut essayer d’envisager. Toutefois, aujourd’hui l’anthropologie, qui est la science la plus à même d’analyser les faits de culture, se trouve toujours écartelées entre l’interprétation naturaliste et culturaliste. Dans le concret, je n’ai pas de grande réponse à vous apporter.

Thierry HOQUET : Je voulais reposer une question au sujet de la naturalisation du viol. Cet exemple choque immédiatement. De ce fait, il a donné lieu à énormément de polémiques. Il a été un facteur déterminant à l’opposition des femmes, particulièrement des féministes, au développement de la sociobiologie. Ce cas a crispé les oppositions.

Si je me souviens bien, les deux auteurs de l’ouvrage Histoire naturelle du viol étaient un anthropologue et un biologiste. Ce qui a fait réagir les anthropologues était l’incursion sur le territoire de l’anthropologie avec de nouvelles méthodes et une véritable naturalisation. Un comportement humain était mis en parallèle avec des comportements chez les canards ou chez les punaises. Cela pose une très importante question sémantique. Pouvons-nous parler de viol chez les punaises ? Ainsi, ces auteurs ne proposaient pas une histoire naturelle du viol, mais davantage une histoire naturelle de la copulation forcée. Il existe de la copulation forcée chez les punaises, chez les canards et chez les humains : mais s’agit-il de la même chose, du même type de phénomènes ?

Cet exemple a été un point de crispation très fort, unanimement rejeté. Cependant, il s’appuie sur des principes généraux, tels que l’idée que les mâles et les femelles n’ont pas les mêmes stratégies reproductives ce qui découle de l’anisogamie (la différence en taille et en nombre entre les gamètes). Cela induit une série de conséquences permettant d’expliquer les comportements des mâles et des femelles dans de nombreuses espèces. Nous sommes donc face à un choix quasi politique. Devons-nous considérer que ces phénomènes biologiques très généraux n’ont aucune conséquence pour notre espèce ? N’avons-nous rien hérité de tout cela ? Sommes-nous une espèce purement culturelle ? Pouvons-nous chercher des traces de cet héritage dans nos comportements ?

Régis MEYRAN : La manière dont tu poses la question constitue une orientation du questionnement. Je ne suis pas sûr que cela soit la bonne façon de poser cette question. Encore une fois, il s’agit de cette notion d’émergence de la culture. C’est pour cela que je ne peux pas donner pour l’instant de réponse plus pratique. En effet, l’analyse des comportements culturels est très complexe, car très volatile. La culture, avec la mode, peut changer en un jour. Parfois des modifications fondamentales se produisent en une semaine, une guerre, une révolution. À l’échelle de l’évolution, vous imaginez la différence. En même temps, l’impact de la culture sur l’histoire humaine me semble énorme. Nous ne pouvons pas nier ce fait.

En étudiant cette question, nous abordons des questions philosophiques, politiques, morales. Je n’ai pas la prétention de connaître toutes les réponses. Guillaume Lecointre soulignait tout à l’heure le piège de tomber dans des postures morales ou, à l’inverse, ce qu’ont fait les sociobiologistes en s’affirmant contre le politiquement correct, et en énonçant des vérités, même si elles fâchent.

Wilson, le fondateur de la sociobiologie, justifie la guerre par la sélection de parenté. Je n’ai pas abordé ce thème. La sélection de parenté concernait à l’origine les animaux non humains, mais à partir du moment où vous appliquez cela à des animaux humains – c’est-à-dire à nous – vous justifiez la guerre. Vous allez considérer que la guerre permet à une tribu avec des clans qui s’affrontent de relativiser la mort du guerrier du clan A, qui va sauver sa progéniture et le patrimoine génétique de ses proches parents en cas de victoire du clan A. Il me semble totalement évident – et jusqu’à présent personne n’a démontré le contraire – que tout cela reste purement spéculatif. Il ne faut jamais oublier que tous ces présupposés naturalistes ne peuvent pas être démontrés dans l’histoire humaine. Ils ne relèvent que de la spéculation.

Les faits culturels peuvent en revanche être analysés, en prenant en compte leur très grande variabilité, qui est très problématique. Si vous observez une tribu en Papouasie-Nouvelle-Guinée, 10 ans plus tard, ils auront internet et boiront du coca. Il n’est plus possible de vérifier ce qui se disait il y a 10 ans. J’ai bien conscience de la complexité de ce travail. Cependant, le comparatisme existe. Il est possible de noter des persistances culturelles. Malgré des biais culturalistes, je reste persuadé que nous sommes tous semblables, quelle que soit la culture. Jusqu’où existe-t-il des différences culturelles ? Nous pouvons tomber dans des biais culturalistes, comme c’est parfois le cas chez Philippe Descola, dont je parlais tout à l’heure, pour qui, entre un indien d’Amazonie et nous, il existe des différences de vision du monde incompatibles. Ainsi, grâce à sa vision du monde spécifique héritée de sa culture, si un Indien parle à une plante, pour lui, il considèrera réellement que c’est sa sœur. Je n’y crois pas un seul instant personnellement, parce que je pense qu’il y a une unité du cerveau humain. Ainsi, je peux comprendre ce que pense un Yanomami en Amazonie. Il y a également un autre biais dans un naturalisme purement spéculatif.

Philippe HUNEMAN : Je parlais du débat sur la nature humaine, car, dans le contexte de la biologie évolutive, certains considèrent que le concept même n’a pas de sens. Il n’est pas facile d’opposer d’un côté des culturalistes, qui considèrent que tout est variable et relatif, et de l’autre, des naturalistes, qui considèrent qu’il n’y a qu’un seul bloc. Par ailleurs, il est intéressant de montrer que ce courant existe dans la biologie évolutionniste, sur le questionnement sur le droit des minorités, etc., en gardant à l’esprit ce que vient de dire Guillaume sur le fait que notre démarche ne vise pas à justifier quoi que ce soit.

L’autre chose que je voulais souligner est que le concept de culture n’est pas évident du tout. Nous avons parlé d’hérédité épigénétique. Dans l’hérédité épigénétique, il y a un certain nombre d’éléments sur les marqueurs biochimiques, etc., la culture. Des biologistes à Toulouse effectuent des recherches sur les poissons. La femelle poisson aime le gros beau mâle poisson dominant. Mais supposez une femelle poisson face à un mâle malingre et à un mâle dominant, si vous trafiquez une autre femelle pour s’accoupler avec le mâle malingre, puis vous laissez la femelle expérimentée choisir, après avoir regardé tout ça, que se passe-t-il ? Elle ne va pas s’accoupler avec le mâle dominant. Elle va faire comme l’autre et s’accoupler avec le mâle delta tout en bas de l’échelle sociale. Interprétation des biologistes en question (équipe d’Étienne Danchin) : il s’agit de culture. Pourquoi ? Le comportement d’un individu de cette espèce a été modifié par ses interactions avec ses semblables.

Certaines personnes vont considérer que le concept de culture chez les poissons est impossible. D’autres vont considérer que le bon concept de culture est un concept assez minimaliste. Je crois que cela révèle un réel problème sur la définition de la culture, qui n’est pas du tout évident.

Régis MEYRAN : C’est très juste. Là aussi en anthropologie sociale et culturelle, nous sommes face à un important conflit sur la question de la culture comme spécificité uniquement humaine ou si elle peut être étendue à d’autres espèces. L’exemple le plus classique reste celui des grands singes. Nous savons en effet que, sur certaines îles, il existe des transmissions d’apprentissage de gestes du quotidien comme ces chimpanzés, qui utilisent des brindilles pour aller pêcher les termites, avec des techniques que la mère explique à son petit. De mon point de vue, nous pouvons voir cela comme des formes rudimentaires d’émergence de la culture.
Nous savons également que certains grands singes sont capables de dialoguer avec nous par le langage des signes. La plus connue était même capable d’inventer de nouveaux mots à partir de combinaisons de certains signes. Il est certain que nous tellement embués par l’anthropocentrisme et de nombreux présupposés, y compris la distinction nature-culture, qui reste l’un des grands pans de la pensée occidentale depuis des siècles. Il faudrait parvenir à faire bouger tout cela.

Dominique GUILLO : Pour revenir à l’histoire du viol, d’un point de vue scientifique, la seule question que nous devrions nous poser – je trouve qu’en sciences sociales, nous ne la posons pas assez froidement - : est-ce vrai ou non ? Nous sommes toujours entre les 2 conceptions de danger ou de justification. Pour démontrer à un auditoire que l’idée est fausse, nous avons tendance à démontrer qu’elle aurait des conséquences dangereuses. Je pense que beaucoup de ces naturalistes ne se préoccupent pas de ce qui devrait être, mais mettent en lumière un état de fait. Si nous voulons leur répondre, je pense qu’il faut leur dire que c’est faux.

De ce fait, cela répond peut-être aussi à la question de l’articulation nature-culture. Il y a peut-être un problème dans les dires de Patrick Tort, qui considère que cela allait à l’encontre de la sélection naturelle. Ce n’est vrai que si nous avons une conception de la sélection naturelle comme une compétition. Or la sélection naturelle peut très bien expliquer l’altruisme sans se renier elle-même. La sélection naturelle, chez l’être humain, apparaît plutôt comme un filtre, laissant passer de plus grosses choses. La culture joue un grand rôle dedans, mais des bandes restent à caractériser, qui rendent possible cela.

Je suis ennuyé de te voir placer tous les auteurs de sciences cognitives dans le même sac, car certains sont assez sérieux.

Régis MEYRAN : Je ne les mets pas tous dans le même sac. Je ne veux surtout pas dire cela. Je sais très bien que Sperber serait à mon avis totalement contre les thèses de Chagnon et de Wilson. Je n’ai jamais dit cela, pas plus que je n’ai affirmé que Sperber était un sociobiologiste.

Dominique GUILLO : Un naturaliste.

Régis MEYRAN : Il revendique une théorie naturaliste de la culture. Je soulignais simplement les connexions possibles et les récupérations possibles d’une anthropologie naturaliste. Par ailleurs, sur la question du viol, je ne dirais pas les choses comme toi. Thierry a fait une remarque sur laquelle je voudrais rebondir. Cela soulève la question de la sémantique. Le terme de viol renvoie à une notion purement humaine, Devons-nous appliquer ce mot à des phénomènes biologiques très généraux ? Ce serait tomber dans l’anthropomorphisme (ce qui est la grande erreur des sociobiologistes) et cela aurait une conséquence morale problématique, en faisant croire que le viol est « naturel » et donc en le rendant scientifiquement « acceptable » – alors qu’en réalité c’est un concept typiquement humain qui ne se comprend que dans le cadre d’un ensemble de représentations sociales, historiques et culturelles partagées et qui renvoie bien évidemment à des questions morales typiquement humaines. On voit donc bien, une fois encore, toute la difficulté à dépasser la polarité nature /culture.

Thierry HOQUET : Voilà ce qui clôt notre journée sur l’évolution en débat ; débat concernant la théorie biologique, débat vif également concernant l’évolution humaine. Je ne sais pas si dans le public, il y aura des disciples de Pinker, de Chagnon, de Patrick Tort ou d’autres, mais préparez-vous à affronter des gens très remontés.

Merci.

Applaudissements

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